Fate peut être déroutant de par son approche différente des Jdrs traditionnels. Cet article, la traduction de The Fate Mindset and Paradigm Shifts de Chris avec son aimable autorisation, parle justement de ce changement de paradigme. Je ne suis pas toujours 100% d’accord avec le point de vue de Chris, mais il s’en approche suffisamment que pour qu’il soit présenté ici1.
Fate donc. Le système m’a presque totalement conquis, malgré mon intérêt pour des jeux comme Edge of Empire, The One Ring et Eclipse Phase. La tentation de la 5ème édition est grande, et je tuerais pour maitriser Dungeon World, mais la plupart des choses que j’ai planifiées ces dernières années tournent d’une façon ou d’une autre autour de Fate.
Sur les forums et les sites web, la sagesse populaire transmise aux nouveaux joueurs est que Fate n’est pas un système comme les autres, que vous devez vous y adapter, ce genre de choses. Cela se produit assez fréquemment d’une façon ou d’une autre et quelque soit le sujet de discussion. Cela peut devenir rédhibitoire pour les nouveaux joueurs quand c’est vendu comme la meilleure chose depuis le fil à couper le beurre, tout en étant qualifié de pseudo-élitiste et difficile à appréhender, impliquant qu’il n’est pas fait pour tout le monde. Je ne pense pas que les gens le font de manière intentionnelle — je suis quasiment sûr que mon enthousiasme a dû véhiculer ce genre d’idées à l’occasion — mais c’est néanmoins une critique que mes amis joueurs « non-Fatien » ont mise sur le tapis.
Les Aspects sont relativement neufs et bizarres mais tout le reste est assez classique : ce sont juste des dés rigolos avec un système de compétences, et les prouesses sont semblables à des dons. Un jeu « storygame », narratif avec des règles légères, pas vrai ? Ouaip, la mécanique est à la portée de tout qui a déjà joué à quelques Jdrs. Mais l’état d’esprit promu dans Fate en fait un jeu relativement complexe et compliqué qui ne suit pas les conventions habituelles des Jdrs. Le truc avec Fate, et le changement de paradigme qu’il offre, est qu’il fait les choses différemment, souvent avec des buts différents, et qu’il va à l’encontre des notions préconçues de comment fonctionnent les Jdrs traditionnels.
Et c’est la raison de toutes ces mises en garde, de ces phrases péremptoires sur Fate qui est dur à apprendre ou qui demande que les joueurs changent de point de vue pour piger le système. C’est faussement simple parce que cela ressemble aux autres Jdrs, mais l’état d’esprit qu’il demande est particulier et suffisamment neuf que pour entrainer une courbe d’apprentissage assez longue. Cette simplicité apparente cache un nombre important de différences avec beaucoup de jeux qui le précédent.
Je ne dirais pas que c’est une révélation bouleversante, ou que seuls certains peuvent comprendre, vu que c’est un jeu souvent cité comme chouette premier jeu pour apprendre aux enfants. Mais cet état d’esprit est suffisamment différent, avec pas mal d’éléments « méta », pour qu’il soit nécessaire de le comprendre afin de « capter » le système. C’est pour cette raison que j’ai souvent souris quand les gens l’écartent parce que c’est « trop léger » et pas assez complexe pour faire de longues campagnes. Pourquoi alors existe-t-il des jeux de 497 pages comme Mindjammer ou de 688 pages comme Dresden si c’est si simple et juste fait pour des « one shot » ? Parce que Fate est tout simplement un des jeux les mieux pensés et les plus complexes actuellement sur le marché, et c’est en partie pour ça que son succès est tel qu’il est en ce moment.
Commençons par paraphraser certaines affirmations
C’est un jeu où tout est inventé … : Dans la plupart des jeux, les choses ont une corrélation directe et la mécanique la dirige : “si x, alors y”. Dans D&D, si vous faites un jet pour Renverser quelqu’un, il obtient l’état A Terre ainsi que les modificateurs qui vont avec : vous avez choisi une action spécifique en échange d’un résultat spécifique. Plutôt que d’avoir toutes ces options décrites, Fate met la mécanique de côté et dit “allez, soyez inventif”. Certains joueurs de ma connaissance ne savent pas jouer sans choisir leur action à l’avance. Dans Fate, vous allez devoir parfois déterminer ce que « je l’attaque avec mon épée » veut dire exactement après les faits eux-mêmes (le faire tomber, le désarmer, etc.) si d’aventure vous aviez une impulsion ( boost ) ou réussi avec style. De plus, les plus vieilles éditions de Fate n’étaient pas toujours très claires — expliquer l’élan ( spin ) était toujours cauchemardesque — et le nombre d’Aspects que vous deviez imaginer sur le moment pouvait être un frein. Il y a énormément de choses que vous devez créer en cours de partie suite aux jets de dés. Je pense que c’est fun et créatif, mais d’autres personnes peuvent trouver cela fatiguant.
… et où les dés n’ont pas d’importance : Fate suppose que votre personnage est déjà compétent, l’équivalent d’un personnage de niveau 5 à 10 dans D&D. La difficulté est souvent entre +0 et +2 si le jet n’est pas en opposition et si les circonstances ne sont pas trop en votre défaveur. Dans la plupart des autres jeux, les dés sont supposés vous permettre aussi bien de réussir que de rater : l’arithmétique dans D&D donne grosso modo un taux de réussite de 50/50 pour un DD (Degré de Difficulté) approprié pour votre niveau par exemple. Dans Fate, les dés ont une courbe de réussite fortement centrée sur le 0, vos chances de succès et d’échecs sont donc moins influencées par les dés que par le niveau de votre compétence, par vos Prouesses et par vos Aspects. Un +4 ou un -4 peut être effectivement décisif, mais il existe des tas d’occasions ou un jet de -3 va vous permettre de réussir malgré tout sans devoir dépenser vos points Fate.
Et de façon générale
Fate se soucie plus du drame que du réalisme : En particulier les jeux bourrés d’actions avec de nombreux enjeux et des scènes dramatiques remplies de conflits tendus (qui ne doivent pas être nécessairement avec des épées et des flingues, un conflit et un combat étant différents). Les joueurs sont récompensés s’ils aiment le drame et compliquer les choses (accepter les contraintes, réussir à un prix), tandis que les comportements diluant le drame (par exemple le succès, la finalité, etc.) ont un prix.
Fate se concentre sur la fiction et le genre plutôt que la simulation et la physique : La physique s’applique toujours, mais à un niveau où on se préoccupe plus de comment elle colle logiquement au genre que vous essayez d’émuler. Le jeu n’essaie pas de simuler un monde, il essaie d’émuler la fiction que vous avez choisie : son atmosphère, son ambiance et surtout les codes et conventions du genre. Disons que vous devez sauter par dessus un puit. Dans D&D, les questions qui vont être posées sont “Je peux sauter trois mètres, quelle est la largeur du précipice ?” ou “La précipice fait trois mètres de large, de combien de mètres puis-je sauter ?” Dans Fate, si vous êtes dans une partie pulp pleine d’actions débridées, la question sera probablement “Puis-je sauter par dessus le précipice ?”. Dans un « dungeon crawl » de Sword & Sorcery un peu mortel, l’obstacle peut-être simplement insurmontable. Dans une aventure Planètes & Épées » du genre Barsoom, le précipice n’est peut être que du menu fretin en comparaison des sauts « normaux » de dizaines de mètres entre des vaisseaux en mouvement.
Fate s’intéresse plus aux personnes qu’au matériel : Fate veut savoir ce que vous savez faire et comment vous allez le faire, pas ce que vous utilisez pour le faire. Le jeu Fate qui se rapproche le plus de Shadowrun ou de D&D en terme de matos c’est probablement Mindjammer, et comme Sarah Newton l’explique, le matos sous forme d’Extras, c’est plus pour donner une chance à votre personnage de pouvoir influencer une autre échelle de grandeur. De nouveau, le jeu est moins intéressé par le réalisme et la simulation que par les conflits dramatiques et le contexte narratif. Le jeu ne se soucie guère des différences de vitesse de propulsion des projectiles entre un Glock 17 et un Colt M1911A1, mais va s’intéresser au fait que c’est un duel à la mexicaine avec des flingues sur un toit de Hong Kong sous la pluie. En fait, la seule chose qui pourrait compter est de savoir qu’un flingue a plus de balles que l’autre. Le matériel est complètement marginalisé, à moins que ce soit important pour votre personnage, votre groupe ou la fiction.
Fate aime les complications : Le jeu récompense les joueurs qui font des personnages imparfaits, offrant ces imperfections au monde et plaçant ces personnages dans des situations délicates. Il faut même rechercher ces défauts, les accepter. C’est plus profond que simplement faire de votre Charisme votre « carac » faiblarde ou se charger de faiblesses minables tel Trop Confiant, Borgne, Muet, Orque M’as-tu-vu (hum) simplement parce que c’est des POINTS GRATUITS !!!1!! J’ai peut-être envie de roleplayer ces faiblesses dans Shadowrun ou dans un jeu White Wolf, mais Fate le fait à un tout autre niveau, où se mettre dans les ennuis vous récompense pour avoir jouer votre personnage de la façon dont vous l’avez établi : vous recevez des points Fate et en plus de nouvelles intrigues se mettent en place. Fate ne demande pas spécialement que vous soyez infirme et que vous mourriez, mais il n’a pas envie non plus que vous soyez parfait, parce qu’un personnage de fiction est intéressant grâce à ses imperfections. C’est peut-être le plus grand changement de paradigme de tous.
Fate aime l’abstrait : Fate ne se tracasse pas trop en général du nombre de balles tirées durant le tour parce que tout est abstrait, une action pourrait se résumer à tirer une seule balle ou bien toutes. Au lieu d’utiliser un plan avec une grille de déplacement, des distances précises, un coût de mouvement, etc., Fate utilise de vagues « Zones » dont la taille varie selon ce que votre MJ considère comme une zone. Une pièce est-elle une zone, ou bien la maison entière ? Cela pourrait être les deux, selon l’importance de la pièce/de la maison. Même les aspects peuvent être nébuleux pour un nouveau joueur : comparez une pièce Baignée d’Ombres dans D&D et dans Fate et ce que cela veut dire dans chaque système. Dans D&D, l’obscurité donne généralement des bonus de discrétion et de couverture. Dans Fate, vous pouvez l’invoquer pour donner un bonus à tout ce qui a du sens, de part les règles elles-mêmes et de par sa simple existence.
Fate se soucie plus de l’impro que des scripts : Fate récompense l’action et pas la planification minutieuse. Bien sûr, vous pouvez préparer minutieusement un plan d’action, mais lorsque vous recevrez une contrainte et serez forcé d’agir à l’encontre de ce plan et d’y aller au juger, vous allez devoir inventer à tout rompre sans prépa. Et les contraintes peuvent empêcher ce même plan dès le départ. Tant de choses à propos de Fate requièrent de réfléchir vite, d’être créatif et d’imaginer à tout bout de champs. Pendant une session, vous allez devoir inventer sur le moment un tas d’impulsions et d’Aspects. Une grande partie du fun que procure le jeu vient des situations impromptues, des nouveaux Aspects/impulsions inventés et de ce genre de créations. C’est un vrai défi pour les joueurs d’imaginer autant de contenu, tout le monde ayant son propre rythme pour absorber toutes ces informations.
Fate récompense les joueurs proactifs et pénalise ceux qui réagissent : Le but ultime de Fate, les éléments « collaboratifs », a été pensé afin de récompenser les joueurs proactifs. Si vous vous donnez un Aspect significatif, il sera souhaitable d’être proactif et d’accepter les contraintes, le MJ l’incluant probablement dans la partie puisqu’un Aspect exemplifie ce qui intéresse un joueur. Le plus gros problème que j’ai eu en menant une partie de Fate, c’est lorsque les joueurs n’étaient pas proactifs et restaient passifs : ils n’inventaient aucun Aspect les liant au monde ou leur donnant des motivations, et ne créaient aucun élément sur lequel bâtir quelque chose. Dans n’importe quelle partie, cela peut déjà être un problème de n’avoir que quelques joueurs actifs face à des suiveurs, mais dans Fate c’est encore pire parce que le jeu est centré sur la création.
Chaque table de Fate est différente : Malgré ce que son nom (Fate « Core ») implique, ce jeu n’est pas aussi homogène que d’autres. Si vous avez vingt tables de D&D, vous allez avoir beaucoup de différences et de règles maisons bâties sur une mécanique centrale identique. Si vous avez vingt tables de Fate, vous pourriez facilement avoir vingt jeux différents : elles utilisent les mêmes mécaniques de base, mais il existe une diversité de mises en place qui peuvent toutes se revendiquer « Fate Core». Pourquoi ? Parce que Fate est modulaire. Vous pouvez l’utiliser comme une boîte à outils. Core en lui-même est assez fade et c’est voulu : c’est un point de départ, une boîte à outils modulaire pour construire selon vos souhaits votre jeu, ce n’est pas un jeu complet en lui-même. Regardez dans les Fate World pour voir ce qu’il est possible de construire avec Fate Core.
À cause de cela, il est conseillé d’avoir du temps, de l’intérêt et de les investir pour « hacker » et créer ses propres règles et mondes pour bien comprendre Fate. C’est relativement simple et, étonnamment, cela ne demande pas un gros travail. Ou alors vous pouvez utiliser un des nombreux jeux Fate existants qui utilise les règles de Core et construire sur ces bases des tas d’implémentations qui supportent des thèmes précis: Jadepunk, Fate Freeport, Mindjammer, Tianxa, etc., la liste est longue.
Fate se soucie plus de la profondeur des personnages que de leur présentation : Fate n’influence pas votre façon de jouer votre personnage en terme de dessin, d’accent rigolo, de maniérisme, de présentation comme dans les autres systèmes. Vous ne recevez pas de points Fate pour avoir fait du « bon roleplay » comme on le fait généralement dans D&D ou WoD (World of Darkness) avec un discours enflammé ou par l’héroïsme. À la place, vous recevez des points Fate pour avoir fait du « bon roleplay » en jouant votre personnage, donc en d’autres termes en utilisant les Aspects que vous avez créés pour le représenter.
Fate aime les personnages imparfaits : Ce serait trop simpliste de dire que Fate aime les personnages mal fichus. Il aime les personnages bien développés, les personnages qui ont des faiblesses et des idiosyncrasies, le genre d’élément qui les rendent « bigger than life » et vivants et qui ont un impact sur la partie. Pourquoi Indiana Jones a-t-il peur des serpents ? Pourquoi Superman a-t-il sa kryptonite ? Le genre de détail qui complique les choses, qui donne aux personnages des pieds d’argile et les rende plus réels. Vous avez peur pour les personnages de comics ou de films au moment précis où les choses ne vont plus comme ils le voudraient, afin de pouvoir les acclamer lorsqu’ils émergent victorieux.
Comme dans Dungeon World, dans Fate c’est la Fiction D’abord : Dans Fate, la bonne réponse à la plupart des questions (comment faire X, comme représenter Y) est souvent : que conviendrait-il au genre de la partie ? Etant un système modulaire, ce qui va fonctionner à votre table, dans la fiction et pour le genre dans lequel vous jouez sera systématiquement la réponse à considérer. Le plus important est que l’implémentation soit représentative du genre auquel vous jouez. Vous adapterez les règles pour rendre les personnages plus faibles dans un jeu d’horreur, changerez certains éléments afin de rendre les subtilités d’un jeu tourné vers les interactions sociales ou d’un jeu de space opéra rempli de matos divers. Cela pourra être par exemple changer le nom des compétences, ou même altérer fortement le setting pour servir la fiction, comme dans les Fate Worlds dont je n’arrête pas de parler.
Les mécanismes de Fate tournent autour de l’économie de points Fate : L’élément le plus ludiste de Fate est fortement prononcé : équilibrer l’économie de PF, c’est-à-dire choisir de perdre maintenant et rater ce que vous voulez faire, et ainsi recevoir les ressources dont vous aurez besoin plus tard pour réussir ce que vous devez faire. Vous obtenez effectivement pas mal de PF lors de la restauration ( refresh ), mais aussi surtout grâce aux contraintes qui surviennent pendant la partie. Je connais plusieurs personnes qui trouvent ce mécanisme trop ludiste, même si dans la plupart des cas c’est souvent caché derrière des éléments narrativistes : l’intrigue, les Aspects et ce genre de choses.
Dans Fate, le «Crunch » et le « Fluff » Ne Sont Qu’une Seule Et Même Chose : Fate ne recherche pas à créer le réalisme à travers les maths, il cherche à créer une narration la plus géniale possible à travers des règles mixant fiction et jeu. Ce qui est considéré en général comme du « fluff » dans d’autres jeux devient des éléments intrinsèques de la partie dans Fate : vous souvenez-vous de tous ces backgrounds de persos que vous avez écrits ? Quand vous faites ça dans Fate, vous allez choisir les parties les plus cool comme étant des Aspects et le background de votre perso va devenir de la mécanique de jeu. Pour moi, Fate vous donne une flexibilité incroyable pour créer n’importe quel style de personnage car les mécanismes seront toujours là pour épauler votre personnage. Cela contraste avec d’autres systèmes où vous devez tordre le concept de votre personnage pour qu’il rentre dans un carcan de règles rigides.
Dans un monde post-Fate, de nouveaux termes devraient remplacer « fluff » et « crunch » car la différence, autrefois discernable entre eux deux, tend à disparaitre rapidement. C’est un des plus gros éléments qui rend Fate faussement simple et qui en fait un des plus extraordinaires systèmes sur le marché : c’est adaptable à tout, flexible au-delà du mesurable et il mixe la fiction avec la mécanique de jeu d’une manière qui n’avait été jamais faite auparavant.
Je préfère laisser l’article tel quel et expliquer ma pensée via les commentaires éventuels ici où sur G+ si nécessaire. ↩︎